Auteur toujours intéressant et pertinent, Stéphane Morin est chercheur à l'Université de Nantes ! Vous trouverez ci dessous son article sur lequel... je rebondis !
Je fais le lien avec le principe du ressenti "RPE" que j'utilise au quotidien avec mes athlètes. C'est en effet un outil très précieux qui me sert de base au suivi de la charge d'entrainement et donc des courbes de forme et de fatigue ! Les indicateurs "objectifs" d'intensité comme la fréquence cardiaque ou la puissance développée viennent complétés et affinés l'analyse.
L'athlète reste avant tout une Femme ou un Homme. Nous sommes faits de ressentis et donc bien plus performants qu'une machine !
Un athlète qui se connait bien peut même se servir du ressenti pendant la séance pour atteindre son objectif d'intensité fixé par son entraineur !!!
Des questions ? N'hésitez pas à me contacter !
L'article en question de Stéphane MORIN :
" Les ressentis ? Trop subjectifs pour être utiles… Vraiment ?
Une méfiance encore très répandue
On entend encore, dans de nombreux bureaux, ou au bord des terrains, des phrases telles que : « Les ressentis ? Trop subjectifs pour être utiles… » ou « Les sportifs ne sont pas fiables : pourquoi leur demander leur avis ? » Ces formules, souvent prononcées avec le sourire de celui qui croit avoir tout compris, révèlent une méconnaissance profonde de ce qu’est un ressenti : non pas une vérité objective, mais un signal interne, situé, incarné, qui dit quelque chose de l’état du sportif dans son contexte, à un instant donné.
Rejeter les ressentis sous prétexte de leur subjectivité, c’est confondre subjectif et arbitraire, perception et illusion, fragilité et inutilité. C’est surtout oublier que l’entraîneur lui-même ne travaille jamais sans ses propres impressions, son propre flair, autrement dit, ses propres ressentis. Dès lors, pourquoi ceux des athlètes seraient-ils disqualifiés d’emblée ? Si l’on accepte que l’entraînement soit un processus relationnel, dynamique, adaptatif, alors il devient impératif de reconnaître la valeur informative, régulatrice et dialogique du ressenti, même s’il est, par nature, imparfait. Et peut-être justement parce qu’il l’est.
Le premier paradoxe : ressentir, mais refuser que l’autre ressente
Il y a là un premier paradoxe qu’il faut nommer : l’entraîneur revendique volontiers, haut et fort, le droit de s’appuyer sur ses ressentis, sur sa capacité à sentir ce que les chiffres ne disent pas, à percevoir l’humeur d’un groupe, l’état d’un joueur, l’élan ou l’essoufflement d’une dynamique. Il le revendique comme un signe de compétence, d’expérience, d’intelligence de situation.
Et pourtant, il lui arrive fréquemment de dénigrer les ressentis exprimés par les sportifs, de les soupçonner d’être manipulés, exagérés, inexploitables, peu fiables. Comme si le ressenti de l’entraîneur valait vérité, et celui du joueur n’était que subjectivité. Comme si l’un avait droit au doute, et l’autre seulement au silence. Or il n’y a pas de symétrie possible dans l’écoute si l’on nie d’emblée la légitimité perceptive de l’autre. Entrer dans une logique d’entraînement partagé suppose, à l’inverse, de reconnaître que chacun ressent, depuis sa place, ce que l’autre ne peut pas voir.
Le deuxième paradoxe : vouloir évaluer, sans être évalué
À ce paradoxe s’en ajoute un autre, plus profond encore, plus inconfortable : collecter les ressentis des sportifs demande du courage. Car cela suppose, implicitement, d’accepter d’être évalué par eux. Demander : « Cette séance t’a-t-elle semblé utile ? », c’est accepter qu’on puisse répondre : « Pas vraiment. »
Donner la parole au joueur, c’est aussi accepter qu’il puisse s’en servir pour parler de ce qu’il ne comprend pas, de ce qui ne l’aide pas, de ce qui l’use ou le démobilise. Or beaucoup d’entraîneurs refusent cette asymétrie inversée, où leur action, leur posture, leur communication peuvent être perçues, jugées, discutées. Ils acceptent volontiers d’évaluer les autres sur la base de leurs propres ressentis, mais refusent d’être eux-mêmes évalués à partir des ressentis de ceux qu’ils encadrent.
C’est là un angle mort culturel de notre métier : si l’on valorise la réflexivité, la lucidité, la progression continue, alors il faut aussi accepter d’en être l’objet, pas seulement l’évaluateur. Et cela commence par l’écoute sincère et méthodique des perceptions des sportifs.
Le ressenti, miroir de la compétence pédagogique
Le ressenti est en réalité un révélateur silencieux de la compétence de l’entraîneur. Il ne s’agit pas simplement de savoir écouter ce que les joueurs disent, mais d’accepter que chaque ressenti exprimé est une trace de leur capacité à percevoir, à interpréter, à évaluer l’entraînement qu’ils vivent.
Ne pas les collecter n’empêche en rien les sportifs de penser, de juger, de ressentir, cela empêche simplement qu’ils l’expriment. Et dans ce silence organisé, l’évaluation continue de l’entraîneur par ses athlètes existe malgré tout, mais reste diffuse, souterraine, parfois conflictuelle, parfois résignée.
Demander les ressentis, c’est ouvrir un espace de parole méthodique, structuré, fécond, qui transforme une impression informelle en matériau de régulation. C’est accepter d’être vu, non comme une figure d’autorité distante, mais comme un acteur de la relation, exposé, perfectible, ajustable. Et c’est sans doute là l’un des plus hauts degrés de compétence pédagogique : savoir se laisser percevoir.
Ressentir : une force, mais aussi une faiblesse
La qualité qui fait la force d’un entraîneur, c’est bien souvent son feeling, cette intuition fine, cette lecture sensible des joueurs, des dynamiques collectives, de l’atmosphère d’une séance ou d’un match. Mais soyons lucides : c’est aussi sa plus grande faiblesse. Car ce qui lui permet d’anticiper, de s’adapter, d’ajuster, ce « sixième sens » construit au fil des saisons, peut tout autant l’induire en erreur, l’isoler, le rendre vulnérable aux biais de confirmation, à l’excès de confiance ou à une subjectivité mal assumée.
Le danger de l’intuition non confrontée
Le ressenti est en effet une capacité précieuse. C’est lui qui permet à l’entraîneur expérimenté de capter l’indicible, d’ajuster une consigne, d’intervenir au moment juste, de sentir un basculement émotionnel, de repérer une fatigue masquée. Il est le fruit d’une accumulation de vécu, d’une attention incarnée, d’une présence au monde que l’on ne remplace ni par des algorithmes, ni par des tableaux de bord.
Mais ce ressenti devient un problème méthodologique dès lors qu’il échappe à toute mise en question, qu’il ne s’accompagne d’aucun retour réflexif, ou qu’il est érigé en absolu, sans confrontation à d’autres sources d’information : ressentis des joueurs, données objectives, comparaisons dans le temps, analyses croisées, effets différés…
L’intuition non mise en tension devient certitude ; la certitude devient dogme ; et le dogme aveugle.
L’entraîneur lucide doute de lui-même
C’est pourquoi le bon entraîneur n’est pas seulement celui qui « sent » les choses, mais celui qui doute de ce qu’il sent, qui met en place autour de lui des contre-pouvoirs perceptifs, qui confronte son regard à celui de ses adjoints, de ses joueurs, du réel. Il cherche à rendre ses impressions plus partageables, plus interprétables, parfois plus mesurables, non pour les neutraliser, mais pour les affiner, les ajuster, les transmettre dans une logique collective de progression.
Impossible d’entraîner juste sans écouter les ressentis
C’est pourquoi il est quasiment impossible d’entraîner de manière juste et ajustée sans accéder régulièrement aux ressentis des sportifs. Ne pas le faire, c’est comme planifier un itinéraire sans jamais regarder la route ni demander au passager comment il se sent.
Questions simples, effets profonds
Et vous, dans votre pratique, recueillez-vous les ressentis de vos joueurs pour les confronter aux vôtres ?
Prenez-vous le temps d’écouter, de questionner, de comparer votre perception de la séance à celle de ceux qui l’ont vécue de l’intérieur ?
Voici quelques exemples de questions simples, mais riches d’enseignements, que l’on peut poser en fin de séance ou à intervalles réguliers :
· As-tu eu le sentiment de progresser pendant cette séance ?
· Ressens-tu une progression dans ton entraînement global ?
· La communication avec le coach t’a-t-elle semblé claire et efficace ?
· Dans quelle mesure les contenus proposés t’aident-ils à mieux performer ?
· Les exercices t’ont-ils semblé variés, stimulants, motivants ?
· Les contenus t’ont-ils semblé utiles pour développer tes compétences spécifiques ?
Le ressenti, levier invisible de régulation
Ces questions, si elles sont posées avec régularité, écoute et humilité, permettent de mettre en dialogue les perceptions, de nourrir le ressenti de l’entraîneur par celui de ses joueurs, et de passer du feeling solitaire au ressenti partagé, condition première d’un entraînement incarné, ajusté et évolutif.
Le ressenti, lorsqu’il est sollicité avec régularité, respect et méthode, devient un capteur intégré de l’adaptation, de l’engagement, de la fatigue, du plaisir, de la compréhension. C’est simple, parce qu’une question bien posée peut ouvrir des réponses précieuses ; rapide, parce qu’un retour en cinq secondes peut guider des choix majeurs ; ergonomique, parce que des outils numériques, des QR codes ou même des échanges oraux suffisent ; et surtout riche, car il donne accès à ce qui ne se voit pas, ce qui ne s’invente pas, ce qui ne se quantifie pas toujours.
Entraîner avec lucidité, c’est s’exposer à la vérité
En réalité, demander le ressenti, ce n’est pas ajouter une contrainte, c’est lever le brouillard. C’est remettre le sportif au centre du processus, non pas comme un objet de programmation, mais comme un acteur sensible de sa propre transformation.
Cela n’empêche ni l’exigence, ni le pilotage, ni la mesure.
Au contraire :
· cela affine les retours,
· cela nourrit les ajustements,
· cela éclaire les incohérences entre ce qui est fait et ce qui est perçu,
· cela permet de détecter les signaux faibles avant qu’ils ne deviennent des problèmes.
Ne pas demander les ressentis, c’est entraîner sans regarder.
Les recueillir, les croiser, les écouter, c’est entraîner avec lucidité, c’est entrer dans une boucle de régulation vivante, où l’entraîneur ne perd rien de son rôle, mais gagne en justesse, en finesse, en clarté, et en confiance.
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